Une vie décentrée
Pour fêter les 100 ans de
l'ethnologue, les éditions Gallimard font entrer son oeuvre dans la collection
de la Pléiade. L'occasion de redécouvrir le travail de celui qui, après avoir
introduit le structuralisme en France et connu le succès avec Tristes Tropiques, récit de ses aventures brésiliennes, se
tient aujourd'hui à distance du monde.
Par Vincent Debaene
Claude
Lévi-Strauss fêtera ses 100 ans le 28 novembre prochain. Pour prendre la mesure
d'une telle affirmation, il faut la reformuler, par exemple en ces termes :
l'armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale a été signé quelques
jours avant son dixième anniversaire. Il était sur le point d'avoir 60 ans en
Mai 1968. (Qu'on ne s'étonne donc pas que « les structures ne soient pas descendues
dans la rue » et
que Claude Lévi-Strauss ait considéré les « événements de Mai » d'un oeil distant : cette distance était
d'abord celle de l'age.) Il était dans sa quinzième année lorsqu'il a assisté à
la création des Noces d'Igor Stravinski au théatre du Chatelet en juin 1923,
expérience qu'il décrit plus tard comme une « fulgurante révélation » ; Marcel Proust était mort quelques mois
auparavant et, un an plus tard, était publié le premierManifeste du surréalisme. De tels ajustements du regard historique sont nécessaires pour comprendre
ce que signifie l'extrême longévité. Sous l'étiquette commode de «
structuralisme », on associe (à tort) la pensée de Claude Lévi-Strauss avec
celles de Roland Barthes et de Michel Foucault, mais le premier est le cadet de
Lévi-Strauss de sept ans, le second de dix-huit ans. L'ethnologue est de la génération
intellectuelle des Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron,
Simone de Beauvoir ou encore Maurice Blanchot. La différence est essentielle,
parce que cela signifie qu'il a connu la Grande Guerre, non pas au front, mais
sans qu'elle soit pour autant de l'ordre du récit historique, familial ou
officiel, des souvenirs personnels y demeurent attachés. Claude Lévi-Strauss
est ainsi devenu adulte dans des années où le pacifisme était l'idéologie
dominante et déterminait, pour les intellectuels, à la fois la nécessité de
l'engagement politique et son contenu. La première partie de sa formation ressemble à celle
de nombreux membres de la « génération de 1905 ». Elle associe études
universitaires (droit et philosophie) et militantisme à gauche (il adhère à la
SFIO, futur PS, dès 1926 et y est très actif). Mais le peu d'échos rencontré
par ses initiatives politiques, la nomination dans des lycées éloignés de la
capitale, le dégoût que lui inspire une philosophie qui lui apparait comme une
jonglerie intellectuelle et dont l'enseignement répétitif l'ennuie : tout cela
le conduit à abandonner ce projet de double carrière. Ce faisant, il abandonne
également un mode particulier de conciliation entre réflexion théorique et
action politique.
Dans ces années 1933-1934, il découvre l'ethnologie. À travers l'enquête de
terrain, cette discipline semble promettre une autre combinaison entre théorie
et pratique, et une alliance harmonieuse entre la réflexion et l'action. Parti
au Brésil en 1935 pour occuper la chaire de sociologie de la nouvelle
université de Sao Paulo, Claude Lévi-Strauss gagne ses galons d'ethnographe
grace à deux expéditions dans l'Ouest brésilien, l'une en 1935-1936, l'autre en
1938. Pourtant, comme il le raconte plus tard dans Tristes Tropiques, cette
expérience n'est pas aussi satisfaisante qu'il l'avait rêvée. Certes, il a
recueilli des informations inédites et ses travaux sont salués par des pairs
confirmés, mais il a été confronté à des formes sociales moribondes et,
surtout, il a eu le sentiment que la réalité indigène demeurait insaisissable
au cours de l'enquête. Cela peut venir d'une insuffisance circonstancielle du
terrain (il aurait fallu rester plus longtemps, se porter vers des populations
mieux préservées.), mais cela peut aussi vouloir dire que la réalité sociale
est inaccessible dans l'expérience et que seul un travail théorique peut rendre
manifestes les principes qui la gouvernent. Le retour en France au printemps
1939 est donc une période de crise à la fois intellectuelle et personnelle : il
se sépare de sa femme Dina ; il songe à écrire un roman (le titre est déjà là :Tristes Tropiques) et il reprend le texte d'une pièce de
théatre commencée sur le terrain et intitulée L'Apothéose d'Auguste. Elle met en scène Cinna, un explorateur
de retour à Rome après dix ans d'aventures, et Auguste, son ancien camarade,
empereur sur le point d'être divinisé. Tous deux s'interrogent sur le sens
qu'ils ont voulu donner à leur vie et, à nouveau, la question de
l'accomplissement de soi dans l'action ou dans la connaissance est posée *.
La mobilisation puis la guerre et l'exil ne laissent guère à Claude
Lévi-Strauss le loisir de poursuivre ces réflexions. Révoqué del'enseignement
en raison des lois raciales, il est invité à New York dans le cadre du
programme de « sauvetage » des universitaires européens mené par la Fondation
Rockefeller. En mars 1941, il embarque sur le Capitaine-Paul-Lemerle, pour une « traversée de forçats » qui le mène en Martinique, en compagnie
d'autres artistes et intellectuels, parmi lesquels André Breton qu'il retrouve
à New York. Son séjour américain est le moment décisif de sa formation
intellectuelle, pour au moins trois raisons : d'abord, il découvre
l'anthropologie américaine, son approche très attentive aux détails concrets et
les immenses quantités de données qu'elle a accumulées depuis le XIXe siècle ;
ensuite, il fréquente une communauté d'artistes (en particulier surréalistes)
et d'universitaires en exil, autour desquels se réinventent déjà en partie les
bases de la vie intellectuelle et politique française de l'après-guerre ;
enfin, il rencontre Roman Jakobson, dont la linguistique structurale lui
fournit le cadre théorique qui lui permet de repenser intégralement les
questions anthropologiques qui l'occupent. « Auparavant, dit-il, je faisais
du structuralisme sans le savoir. » À New York, il écrit sa thèse, Les
Structures élémentaires de la parenté, ouvrage fondateur à la fois pour
l'anthropologie et pour la pensée du XXe siècle.
Le retour définitif en France, à la fin de 1947, ouvre une nouvelle période
difficile. S'il soutient sa thèse en juin 1948, ses nombreux articles (sur la
notion de structure, sur les rapports entre anthropologie et linguistique, sur
l'organisation sociale, etc.), reconnus aux États-Unis, ne reçoivent pas
l'accueil mérité. Après un double échec au Collège de France, en 1949 et 1950,
Claude Lévi-Strauss est finalement nommé à l'École pratique des hautes études,
à la section des sciences religieuses, ce qui l'oblige à changer de sujet
d'études. Il entame la seconde partie de sa carrière : après la parenté, les
mythes. Parallèlement, il reconstruit sa vie privée (il divorce de sa deuxième
épouse, vend sa collection d'art « primitif » commencée à New York et rencontre
celle qui devient - et qui est encore - sa troisième femme). Plus profondément,
Claude Lévi-Strauss ne se reconnait pas dans la France de l'après-guerre, ni
dans sa vie intellectuelle (toujours gouvernée par les philosophies de la
subjectivité, l'existentialisme au premier chef), ni dans sa vie politique : le
pays ne veut pas reconnaitre qu'il a connu la défaite et qu'il est devenu une
puissance « moyenne » à l'échelle internationale, ce que confirme bientôt l'effondrement
de son empire. De ce malaise, Tristes Tropiques est en quelque sorte le résultat. Dans ce livre écrit
très rapidement et très librement, Claude Lévi-Strauss réorganise son
expérience passée et poursuit la réflexion entamée avec Race et histoire en 1952, sur la place de la civilisation
occidentale dans l'ensemble des cultures. Paradoxalement, cet ouvrage - le
moins scientifique qu'il ait écrit - lui apporte la reconnaissance qu'il
n'avait pu obtenir jusqu'alors. Partout, on salue un livre qui, en cette
période de guerre froide, de menace de troisième guerre mondiale et de
décolonisation, répond aux préoccupations les plus inquiètes. Claude
Lévi-Strauss devient un intellectuel reconnu ; il est élu au Collège de France
en 1958, l'année où est publiée Anthropologie structurale, recueil qui donne enfin une large
diffusion au structuralisme.
Les années 1960 sont les plus fécondes de sa carrière, il a alors près de 60
ans. Il publie en 1962 La
Pensée sauvage puis, de 1964 à 1971, les quatre tomes des Mythologiques. Son influence sur la vie intellectuelle
est à son apogée et touche toutes les sciences humaines : philosophie,
histoire, critique littéraire, etc. Il se tient pourtant à l'écart de la mode
du structuralisme, étiquette qui devient de plus en plus passe-partout et se
vide de son contenu théorique. Dans les années 1970 et 1980, les honneurs
succèdent aux honneurs (l'Académie française en 1973), les doctorats honoris causa aux doctorats honoris causa. Et les ouvrages comme La Voie des masques La Potière jalouse Histoire de Lynx (1991) portent la marque de la fidélité.
Fidélité aux objets (les populations amérindiennes et leurs productions
culturelles) et fidélité à soi-même : Claude Lévi-Strauss n'abandonne ni les
principes fondamentaux du structuralisme, ni la dénonciation antihumaniste des
philosophies du sujet, ni la critique des illusions de la modernité, ni le
relativisme culturel fondamental qui est le sien et qui, comme chez Montaigne,
s'accommode très bien d'un certain conservatisme chez soi.
Cette constance montre qu'un récit chronologique n'est sans doute pas la
meilleure façon de raconter sa vie. S'il y a un « architecte » qui puisse mettre en ordre les événements
de son existence, celui-ci, écrivait-il en 1955, devra être « plus sage que [son]histoire ». Dans sa pensée comme dans la perception
qu'il a de lui-même, Claude Lévi-Strauss conçoit toujours l'histoire comme un
facteur venu du dehors et producteur de désordre. De sorte que, si son oeuvre a
encore beaucoup à nous dire, lui-même retient d'abord du siècle qu'il a
traversé un sentiment d'éloignement. Pour lui qui s'est très tôt interrogé sur
les rapports des hommes et des sociétés à leur environnement, cela prend la
forme d'un implacable constat ** : « Quand je suis né, il y avait un milliard
d'hommes sur la terre, et quand je suis entré dans la vie active, après
l'agrégation [en
1931], il y en
avait un milliard et demi ; ils sont six milliards maintenant, et ils seront
huit ou neuf demain. Ce monde n'est plus le mien. »